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N’ayant aucun projet précis concernant « Sa Majesté », Gosseyn ne crut pas nécessaire de prendre une photographie mentale à vingt décimales d’une partie quelconque de la salle du trône.
Revenir dans un endroit aussi important semblerait suspect à n’importe qui. Quelle que soit la raison qu’il pourrait en donner, ce fait ne saurait être accepté par les courtisans du jeune empereur. S’ils l’avaient toléré jusqu’à maintenant, c’était dans l’idée qu’il pourrait les aider à découvrir ce qui avait attiré leur flotte dans cette partie inconnue de l’espace. Inconnue de lui aussi. Il avait encore beaucoup de choses à apprendre.
Les informations apportées par ce nouveau déplacement lui parurent d’une importance secondaire. Toutefois, Gosseyn nota soigneusement qu’on l’emmenait dans un corridor où se trouvaient une demi-douzaine d’ascenseurs. Il monta l’équivalent de huit étages. Puis suivit un autre couloir au long duquel se tenaient des soldats en uniforme qui se mettaient au garde-à-vous et faisaient tous le même geste lorsque le Draydart passait devant eux.
Chaque garde posait la paume de sa main droite sur sa poitrine. Ce devait être le salut militaire des simples soldats.
La pièce dans laquelle ils pénétrèrent ressemblait plutôt à un grand salon. Il y avait des canapés, de larges fauteuils et quelques tables ; le groupe de courtisans, qui s’étaient entassés dans les autres ascenseurs et avaient suivi Gosseyn et son escorte – Quatre et le chef militaire –, prirent position, debout, près de l’un ou l’autre des sièges.
Il semblait y avoir plusieurs accès à cette grande salle. De l’endroit où il s’était arrêté, à côté du Draydart, Gosseyn put voir, un peu en retrait, une alcôve qui devait sans doute donner quelque part. Il y avait trois portes tendues d’étoffe, une sur chacun des murs. En plus de celle par laquelle ils étaient entrés.
Il resta là… à attendre. Gosseyn n’éprouvait pas le besoin particulier de préparer ses réponses avant cette seconde entrevue. Mais il se sentait vaguement inquiet, car quelle perte de temps ! Tous ces hommes, et lui-même, impliqués, chacun à leur manière, dans un événement colossal, attendant un enfant-roi qui, sans doute, allait poser encore plus de problèmes…
Quelques instants après qu’il se fut abandonné à cette réaction négative, le petit garçon arriva d’un pas rapide en passant par l’alcôve. Chose extraordinaire, à peine entré, l’enfant-empereur s’arrêta, hésitant ; puis, comme s’il venait de prendre une décision, il fit quelques pas en direction de Gosseyn.
Après ce qui s’était passé, c’était un acte courageux. Et le regard brillant qu’il fixa sur le prisonnier était brave lui aussi. Brusquement, son visage se contracta.
— Qu’avez-vous fait ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
Il était passé à l’attaque. À sa voix, on sentait qu’il était à la fois outragé et déterminé à agir. La première réaction de Gosseyn fut : « Bon, nous y revoilà ! » Cependant, au bout d’un moment, il sentit que le courage de l’enfant se situait à un autre niveau, et que la situation était moins menaçante qu’auparavant dans la salle du trône.
… Comme si le bref séjour de l’enfant-empereur dans les ténèbres de la capsule avait éveillé en lui, pour la première fois depuis des années, une certaine prudence.
— Votre Majesté, dit calmement Gosseyn, je vous conseillerais de n’utiliser la partie seconde de votre cerveau qu’en cas d’absolue nécessité, au moins jusqu’à ce que vos chercheurs scientifiques découvrent comment opère, dans cette région de l’espace, votre contrôle exceptionnel de l’énergie.
Chose étonnante, le petit garçon resta silencieux. Est-ce que cela voulait dire qu’il était en train de penser rationnellement ?
La réponse à cette question comportait plusieurs aspects négatifs. Ce n’est qu’à l’âge de dix-huit ans, unité de temps terrienne, que le cortex humain, où l’on pense pouvoir localiser la capacité de raisonner, atteint son plein développement physique.
Malheureusement, l’enfant impérial semblait n’avoir que douze ou treize ans. Cinq longues années terriennes devraient s’écouler avant qu’il dispose de l’équipement cérébral nécessaire. Et cependant, bien que les enfants de douze ans soient irréfléchis, ils peuvent apprendre. Ils peuvent comprendre les idées. On peut, en particulier, leur enseigner la maîtrise de soi.
Peut-être ce jeune garçon venait-il de recevoir sa première leçon ?
Tandis que ces pensées traversaient son esprit à la vitesse de l’éclair, Gosseyn se sentit vaguement rasséréné et soupira intérieurement. En se rappelant les courtisans apeurés, les militaires obséquieux, et en fait tous ceux qu’il avait rencontrés jusqu’ici, il se dit qu’il était temps que le petit tyran réfléchisse.
Pendant que Gosseyn s’abandonnait à ses pensées, le jeune garçon était demeuré immobile, le visage légèrement crispé.
Il n’allait pas tarder à réagir.
Gilbert Gosseyn pourrait-il canaliser d’une façon efficace cet étrange mélange de courage et d’intelligence incomplète qui l’affrontait en la personne de cet enfant qui, par héritage, avait reçu le droit de commander aux cent soixante-dix-huit mille soldats qui se trouvaient à bord de ce vaisseau de guerre ?
Gosseyn comprit quelle était la cause de son incertitude : il n’avait aucune expérience personnelle lui permettant de deviner ce qu’un enfant de douze ans pouvait faire.
Les premiers Gosseyn et lui-même n’avaient-ils donc aucun souvenir d’avoir été enfant ? Ses prédécesseurs ayant tous deux vécu sur Terre et sur d’autres planètes habitées par des hommes, avaient pu observer des enfants en diverses circonstances. Et Gosseyn avait accès à leur mémoire. Mais ils avaient surtout vu des enfants en train de jouer. Des enfants engagés dans des épreuves sportives. S’exerçant à la compétition dans le cadre de toutes sortes de jeux.
Voilà ce qu’il lui fallait !
Et avant que ce cerveau inachevé n’arrive à une conclusion fausse, Gosseyn renonça à la courtoisie due à ce super-enfant et parla sans attendre d’en avoir reçu la permission.
— Je parie que je peux retenir ma respiration plus longtemps que vous.
Un lourd silence s’abattit sur l’assemblée. Gosseyn Trois vit les serviteurs en uniforme et autres vêtements protocolaires se raidir et afficher leur stupéfaction.
— Je parie que non, dit le petit garçon tout-puissant.
Et sans attendre, il aspira une grande bouffée d’air. Ses poumons se remplirent. Ses joues se gonflèrent.
Gosseyn Trois, réagissant immédiatement, fit de même.
Puis ils demeurèrent immobiles. Tout d’abord, l’homme pensa : « Cela va me faire gagner une minute ou deux… et après ? »
Il venait de se tirer d’une joute bien plus dangereuse et qui n’avait duré qu’une cinquantaine de secondes : le cerveau second de Gosseyn avait lutté contre un pouvoir cérébral équivalant au sien, possédé par quelques personnes (ou familles) venues d’ailleurs ; l’un de ses possesseurs étant ce petit garçon maître d’un empire.
Plus les secondes passaient, plus Gosseyn devenait conscient de l’aspect complètement idiot que leur petit jeu devait présenter aux observateurs. Et cependant, puisque leur souverain s’y était prêté, personne n’osa rien dire.
Ils se tenaient tous aussi immobiles que les deux adversaires.
De cette trentaine d’hommes, sans compter les gardes restés à l’arrière-plan, seuls trois semblaient jauger la situation d’un air pensif. Le Draydart, Quatre et un troisième personnage qui se tenait à côté d’eux ; leurs visages reflétaient les réflexions auxquelles ils s’adonnaient. Voyant qu’il les regardait, ils détournèrent les yeux. Puis le troisième chercha délibérément à croiser le regard de Gosseyn et, remuant les lèvres, il forma silencieusement les mots suivants : « Laissez l’empereur gagner. »
C’était une solution que Gosseyn avait commencé à envisager. Que faire pour se gagner les bonnes grâces du petit garçon ? Jetant un rapide coup d’œil sur lui, il vit que les yeux de l’empereur s’exorbitaient, qu’il était sur le point de céder.
C’était le moment de se décider. Gosseyn reprit bruyamment sa respiration. Un bref instant plus tard, le petit garçon fit de même. Puis il s’écria, ravi :
— J’ai gagné ! J’ai gagné !
Gosseyn, jouissant d’un cortex pleinement développé – du moins avait-il des raisons de le croire –, se sentait le maître de la situation. Aussi s’accorda-t-il quelques bonnes bouffées d’air. Puis il sourit, comme pour reconnaître sa défaite, et dit :
— C’est l’apanage de la jeunesse. Mais je parie qu’il y a d’autres jeux auxquels je pourrais vous battre.
Le joli visage de l’enfant avait besoin de quelques minutes de plus pour retrouver sa couleur normale. Mais il s’éclaira tout de même.
— Je parie que vous ne pourrez pas me battre au scroub, dit l’empereur redevenu un enfant de douze ans. Ma mère ne veut plus jouer avec moi parce que je suis devenu trop fort pour elle.
— Il faut que j’apprenne quel type de jeu c’est avant d’engager la lutte contre vous, dit Gosseyn. Mais peut-être pourrions-nous faire une partie après que l’on m’aura attribué un logement et donné quelque chose à manger. (Il ajouta :) Après tout, il est temps de décider si vous allez me traiter en invité ou en prisonnier. En tout cas, je vous promets d’aider vos savants de tout mon pouvoir.
C’était le seul moyen auquel il avait pensé pour remettre l’affrontement à plus tard. Et s’il pouvait obtenir le répit qu’il désirait, tant mieux.
Il fut heureux de voir tout le monde soulagé lorsque le jeune garçon répondit :
— D’accord. À plus tard.
L’empereur se retourna vers l’homme qui avait conseillé à Gosseyn de le laisser gagner et lui ordonna d’une voix enfantine mais d’un ton ferme :
— Breemeg, trouvez-lui un appartement au… (encore un mot inconnu qui ressemblait à palomar). Et puis, poursuivit le petit garçon, lorsqu’il aura mangé, ramenez-le au… au secteur.
C’était à cela que ressemblait le dernier mot : secteur.
Breemeg s’inclina :
— Bien, Votre Majesté, vos ordres seront exécutés.
Le jeune empereur se détourna en disant :
— D’ailleurs c’est là que nous allons.
Gosseyn demeura silencieux tandis que l’enfant s’engageait dans l’alcôve et disparaissait à sa vue.